SECOND EMPIRE (art, industrie, société)

SECOND EMPIRE (art, industrie, société)
SECOND EMPIRE (art, industrie, société)

«L’histoire du goût dominant du XIXe siècle, avec toute la documentation sociologique et humaine qu’elle nécessiterait, reste à écrire.» Cette remarque de Siegfried Giedion ne saurait mieux s’entendre de la brève période du second Empire, trop longtemps méprisée, mal perçue dans sa diversité, déconcertante par ses multiples contradictions, et qui s’est décriée elle-même: «Notre époque... est rien moins qu’originale» (Labourieu, 1857). «L’art moderne [est] impuissant à créer un style qui lui appartienne» (Paul Mantz, 1863).

Avec plus d’un siècle de recul, le temps semble venu de tenter de comprendre la période charnière qu’est le troisième quart du XIXe siècle, et, par-delà les jugements hâtifs d’historiens d’art qui prétendaient notamment gommer l’académisme et l’éclectisme, de revenir aux sources et de redonner la parole aux acteurs du second Empire.

Pourtant, si la multiplication des publications et des expositions, à partir des années 1980, prouve amplement le regain d’intérêt porté à la période, les malentendus persistent, comme en témoignent les réactions et les commentaires polémiques qu’elles ont suscités.

De fait, ainsi que le souligne justement J.-M. Moulin dans la préface du catalogue de l’exposition l’Art en France sous le second Empire , un sentiment profond de culpabilité collective demeure encore aujourd’hui. Entreprendre de réhabiliter le second Empire autrement que sous son aspect brillant, mais superficiel, de féerie impériale n’est donc pas tâche aisée, comme ont pu le mesurer les organisateurs de cette grande exposition.

Certes, les publications du temps abondent – volumineux rapports des expositions universelles, revues spécialisées, traités et recueils, presse illustrée –, les fonds d’archives sont aussi considérables, encore qu’assez mal connus – surtout les archives industrielles conservées par les firmes et difficilement utilisables faute d’un classement systématique –, en revanche les œuvres d’art – hormis celles qui ont été acquises par les musées ou qui sont restées en place en tant qu’éléments de décoration et d’ameublement, souvent peu accessibles – ont été dispersées très tôt, spécialement à l’occasion des grandes manifestations internationales.

Que reste-t-il des innombrables œuvres et produits manufacturés réunis lors des expositions universelles de Londres (1851, 1862) et de Paris (1855, 1867)? La plupart ont sombré dans l’anonymat, quand ils n’ont pas été simplement détruits, et ne sont plus connus que par des descriptions succinctes, par quelques illustrations ou photographies.

Des ensembles fameux ont disparu ou sont défigurés: le palais de l’Industrie, les Tuileries, l’Hôtel de Ville, les hôtels particuliers Pereire, Fould, la maison pompéienne du prince Napoléon, etc.

Or l’étude approfondie des sources écrites et l’identification des œuvres subsistantes sont d’autant plus nécessaires qu’un certain flou continue d’entourer la notion d’art du second Empire, non sans raisons sans doute, car on ne peut évidemment s’en tenir aux dates strictes, de 1852 à 1870, pour expliquer les formidables bouleversements économiques, sociaux et culturels qui débordent largement le cadre historique d’un règne précaire.

Un art pour la bourgeoisie

Le rôle des souverains et de leur entourage n’apparaît que très secondaire et épisodique. L’empereur, lui-même, ne s’intéresse guère aux beaux-arts ou à l’art industriel. L’impératrice, par son goût «tapissier» et son culte pour la reine Marie-Antoinette, suit bien plus qu’elle ne les crée les idées en vogue. On attribue souvent à la princesse Mathilde, plus indépendante d’esprit, une influence exagérée: les artistes qu’elle reçoit et auxquels elle vient en aide sont plutôt des tenants de l’art officiel que des créateurs d’avant-garde. Seul, peut-être, le prince Napoléon sait faire preuve, à l’occasion, d’un goût plus neuf lorsqu’il se fait construire à Paris, avenue Montaigne, une villa pompéienne ou quand il acquiert le Bain turc d’Ingres.

Aucune politique précise ne se dégage des achats et commandes de l’administration impériale, répartis entre le plus grand nombre d’artistes, avec le souci de maintenir la hiérarchie des genres – en favorisant particulièrement l’art religieux et la glorification du nouveau régime –, et de relancer les métiers de luxe.

C’est dire que, s’il existe bien un style propre au second Empire, il ne tient guère à la volonté d’un souverain, mais correspond au goût d’une classe montante, anonyme: la bourgeoisie. C’est dire aussi que l’art sous le second Empire est un prolongement logique de tendances apparues sous Louis-Philippe et dont l’évolution ne s’arrête évidemment pas en 1870. Car le phénomène historique essentiel qui caractérise le XIXe siècle est le processus d’industrialisation, bien entamé dès les années 1830, et qui connaît une brusque accélération grâce à la prospérité économique du régime de Napoléon III.

L’enthousiasme pour la découverte de nouvelles techniques, la croyance profonde en l’idée d’un progrès continu, économique, social et culturel, la toute-puissance de la doctrine du libéralisme – fidèle à la devise saint-simonienne: plus d’aisance au profit du plus grand nombre – donnent au phénomène industriel une force irrésistible et bouleversent complètement les conditions de vie: exode rural marqué par une régression sociale et la naissance du monde ouvrier, urbanisation rapide au profit des professions libérales et des patrons de la finance et de l’industrie.

Cependant, si ces mutations formidables consacrent la prise du pouvoir économique et politique par la bourgeoisie, elles n’entraînent nullement la formation d’une classe unifiée: les mentalités et les conditions de vie de la petite bourgeoisie, rurale ou urbaine, et celles de la haute bourgeoisie d’affaires ne sont assurément pas les mêmes. L’évolution de la création artistique du second Empire a été largement déterminée par les luttes internes liées aux intérêts divergents de la classe dominante: elle est l’expression de ses hésitations, de ses contradictions, de ses audaces, de ses tentatives d’évasion.

Il ne saurait être question ici d’aborder toutes les formes artistiques d’une époque aussi foisonnante. Il s’agit plus modestement d’essayer de suivre le grand débat sur l’art et l’industrie qui a passionné les contemporains et a donné sa marque au style Napoléon III, particulièrement dans le domaine des arts décoratifs. Il s’agit de saisir comment la révolution technologique a transformé les modes de fabrication et la diffusion des produits manufacturés; comment on a tenté de concilier l’art traditionnel et les nouvelles possibilités offertes par l’industrie; pourquoi cet effort de conciliation a échoué et abouti au triomphe de l’éclectisme; comment ces audaces et ces reculs ont donné finalement naissance à un vrai style beaucoup plus homogène qu’il ne le semble a priori.

Le mirage de l’industrialisation

Si le XIXe siècle est un siècle d’inventions – innombrables sont les brevets déposés par des auteurs qui appartiennent à l’histoire anonyme du temps –, encore faut-il distinguer les vraies inventions des simples perfectionnements apportés à des techniques anciennes ou des substituts aux méthodes artisanales, proposés pour produire à meilleur compte.

D’emblée, les contradictions sont flagrantes entre les procédés cherchant à imiter l’artisanat à l’aide de matériaux factices et les recherches plus durables tendant à améliorer les qualités d’une matière et à atteindre le plus haut degré de perfection.

Deux découvertes, antérieures au second Empire, illustrent bien le développement sans précédent des techniques de reproduction: la galvanoplastie et la réduction mécanique.

La galvanoplastie, découverte par Jacobi en 1837 et utilisée par la firme Christofle dès 1842, est une invention remarquable par l’ampleur de ses possibilités d’application, depuis la dorure ou argenture «à la pile» qui sert à fabriquer une orfèvrerie à base de métaux peu coûteux (laiton, maillechort) jusqu’à la galvanoplastie de ronde bosse qui permet l’édition de sculptures monumentales (ainsi, à Paris, les groupes allégoriques de Gumery sur l’attique de la façade de l’Opéra, ou les portes de l’église Saint-Augustin) aussi bien que d’objets décoratifs à bon marché.

Avec la réduction mécanique inventée concurremment par Achille Collas (1836) et Frédéric Sauvage, et permettant de reproduire à volonté en moindres dimensions n’importe quel relief en ronde bosse, la sculpture monumentale perd son caractère exclusif et pénètre dans toutes les maisons bourgeoises.

Parallèlement à ces inventions, le perfectionnement des techniques de moulage développe de façon considérable la fabrication en série d’éléments de construction ou de décoration en fonte, en terre cuite, en staff, remplaçant le fer forgé, la pierre, le stuc ou le bois sculpté.

Dans l’industrie du verre, le moulage permet d’obtenir à la fois la forme et le décor (par opposition à la technique de la taille), tandis que la mise au point du laminage rend possible la réalisation d’immenses verrières.

D’autres perfectionnements concernent les techniques d’impression, sur papier, sur tissu, sur verre, sur céramique, etc. Sans prétendre traiter ici de la découverte capitale de la photographie et de la photogravure qui n’atteindra le stade de l’industrialisation qu’à la fin du second Empire, rappelons quelques tentatives curieuses comme la photo-sculpture – «adaptation des portraits photographiques à la construction du portrait sculpté en trois dimensions en utilisant des profils photographiques pris tout autour du modèle» – ou le brevet déposé par le sculpteur Henry Dufresne pour obtenir par impression photographique des décors de fausse damasquinure!

Machines à étamper, à emboutir, à découper, à repousser... La liste des perfectionnements apportés à l’outillage est sans fin. Cependant, l’application de toutes ces découvertes ou améliorations, d’une efficacité parfois contestable, n’a pu se faire que très progressivement. Durant tout le second Empire, la lutte pour rentabiliser les nouveaux moyens de reproduction reste incertaine.

Pour faire face à la demande croissante, alors même que certains problèmes techniques n’ont pas encore été résolus, les entreprises doivent donc organiser un travail parcellaire à la chaîne, faisant encore appel aux méthodes artisanales.

Cette coexistence ambiguë, qui nuit souvent à l’homogénéité de la production, entre un travail manuel et un travail mécanique, cette utilisation simultanée de procédés anciens et de technologies naissantes montrent bien que la victoire de la mécanisation n’est pas encore acquise.

La division du travail n’est pas un phénomène nouveau: déjà, sous Louis-Philippe, l’un des grands orfèvres parisiens, François Désiré Froment-Meurice ne fait plus que diriger comme un chef d’entreprise la conception et la fabrication de pièces dessinées, mises au point et exécutées par ses nombreux collaborateurs, artistes et artisans. Mais ce fractionnement des différents stades de la production s’accentue et entraîne une extension sans précédent des ateliers: la firme d’ébénisterie Racault Krieger présente fièrement à l’exposition de 1867 une maquette montrant la transformation du petit atelier d’Antoine Krieger (vers 1845), devenu une grande manufacture de 500 ouvriers. Les firmes ouvrent des boutiques en ville et proposent à la clientèle un choix croissant de modèles diffusés dans des catalogues de vente.

On a peine à imaginer aujourd’hui quelle fascination a pu exercer la mécanisation, au point de faire croire qu’avec la machine on serait capable d’atteindre une perfection totale, surpassant toute création artisanale. Comment résister au mirage industriel lorsque des procédés, sans cesse nouveaux, permettent d’imiter à moindre frais les matières nobles et rares, d’éditer en série avec une parfaite fidélité les formes les plus élaborées et de diffuser, en toute bonne conscience, une production à bon marché, accessible au plus grand nombre?

Cette croyance ingénue conduisait à chercher des solutions de facilité et débouchait sur une impasse: la contrefaçon de l’artisanat à l’aide de matériaux de substitution au mépris des qualités propres à chaque matière. «Au lieu de diamants, du verre; au lieu de velours, du papier; au lieu du bronze, du plâtre; au lieu du marbre, du carton; au lieu de l’argent, de l’étain; au lieu d’or, ce qu’on trouvera, qu’importe! C’est le dehors qui brille et non le dedans...» (Luchet, 1862).

Pour une alliance art-industrie

Il ne faudra pas moins d’une confrontation à l’échelle internationale – confrontation des nations occidentales entre elles, mais aussi confrontation avec les pays orientaux – pour ébranler la toute-puissance de l’industrie en plein essor et mettre en cause la production résultant d’une mécanisation brusque et désordonnée.

C’est à Londres, en 1851, que s’ouvre la première exposition universelle grâce à l’appui du prince Albert et aux efforts d’Henry Cole. Dès 1845, Cole a eu l’idée de créer des manufactures d’art pour promouvoir «l’alliance des beaux-arts ou de la beauté avec la production mécanique». Par des concours, des petites expositions organisées dans le cadre de la Society for the Encouragement of the Arts, Manufacture and Commerce , et surtout par la publication d’un Journal of Design (1849-1852), il mène le combat contre l’anarchie de l’industrialisation, dénonce l’absence de principes directeurs en matière de dessin industriel. Cole et ses disciples ont bien compris qu’une réforme profonde ne peut venir que de l’enseignement du dessin. Le succès considérable de l’exposition du Crystal Palace permet également d’entamer une politique d’achats réguliers aux expositions, destinés à la création d’un musée à South Kensington, qui deviendra le premier musée occidental d’art appliqué.

Dans un même esprit, Owen Jones publie en 1856 sa Grammar of Ornament , qui sera rééditée à maintes reprises jusqu’en 1910. C’est sans doute le premier recueil d’ornements offrant une telle variété de motifs empruntés aux pays et aux époques les plus divers, conçu comme un véritable lexique de décoration avec la volonté de montrer «qu’à la base, toute forme est géométrique».

Parallèlement, en France, les dix premières années du second Empire sont marquées par l’effort de conciliation entre l’art traditionnel et la mécanisation. L’énorme rapport du comte de Laborde (publié en 1856), tirant les leçons de l’exposition de Londres, n’est qu’un long plaidoyer pour «l’alliance de l’art et de l’industrie» – l’art ayant valeur de force rédemptrice dans cette union inégale –, dénonçant «la course à l’abîme» provoquée par l’industrialisation sauvage: «C’est avec l’art que nous détruirons le matérialisme.»

Installée dans un palais de 45 000 m2 voué au culte de la machine, l’industrie triomphe à la seconde Exposition universelle organisée à Paris en 1855, faisant suite à onze expositions industrielles purement nationales qui se sont succédé de 1798 à 1849.

La Société d’art industriel, qui s’est constituée dix ans auparavant, devient alors la Société pour l’encouragement et le développement de l’art industriel, puis en 1858 la Société pour le progrès de l’art industriel, enfin en 1863 l’Union centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie, et se fait connaître par ses nombreuses expositions, conférences et publications. Témoins encore de cet élan de conciliation, de nouvelles revues se créent: L’Art au XIXe siècle (1856), La Gazette des Beaux-Arts (1859). Des musées d’arts appliqués sont fondés par la Chambre de commerce de Lyon en 1858, par l’Union centrale à Paris.

L’expansion de la production en série offre de nouvelles perspectives à la création artistique, comme l’explique bien Walter Benjamin, la reproduction des œuvres d’art, en substituant un phénomène de masse à une création unique, augmente d’autant les occasions de les exposer: on reproduit de plus en plus des œuvres qui ont été conçues précisément pour être reproduites. Aux artistes, il appartient donc de fournir des modèles susceptibles de multiplication par des procédés mécaniques, afin de favoriser une vulgarisation des formes artistiques et d’instruire les classes populaires: «Plus la matière est vulgaire, plus elle fait appel à de nombreux acheteurs, et plus il est important qu’elle ne popularise que d’excellents ouvrages, susceptibles d’élever les esprits ou de fournir un utile enseignement» (Longpérier, 1862).

De là, l’idée de faire appel à des «artistes distingués, savants et habiles», rompus aux lois du dessin et du modelage: architectes comme Viollet-le-Duc, Lassus, Ruprich-Robert, Baltard ou Manguin, sculpteurs comme Geoffroy-Decheaume, Cavelier, Carrier-Belleuse, Frémiet, Dalou ou Mathurin Moreau, peintres comme Édouard Muller, ornemanistes (qualifiés justement à l’époque d’artistes industriels) comme Brandely, Lièvre, Prat, Sevin, Reiber, Rossigneux...

Cependant, quelque louables que soient ces ambitions artistiques, elles n’en aboutissent pas moins, bien souvent, à des créations hétéroclites qui vont finalement à l’encontre du but recherché, l’union du beau et de l’utile: ce n’est pas sans raisons qu’Alfred Darcel reproche, par exemple, à la firme Christofle d’exécuter en 1862 «de la sculpture ou de l’architecture en argent».

Le règne de l’éclectisme

Car l’ambiguïté est manifeste et omniprésente: en voulant «apprendre à voir, voir en comparant» (selon la devise d’Henry Cole), en prétendant réunir des collections d’arts appliqués pour susciter un renouveau par l’étude des chefs-d’œuvre du passé, en proposant dans des recueils de décoration une multiplicité de motifs – dissociés de leur contexte et mis à plat, sans souci d’échelle ni d’indication de matières –, en s’adressant pour concevoir des modèles à des tenants de l’École des beaux-arts férus d’archéologie et d’histoire, on fait manifestement le lit de l’éclectisme.

L’éclectisme n’est-il pas précisément «un art descriptif accentuant l’opposition entre la matière et le style pour le plus grand profit du décor surajouté» (Pierre Francastel)?

Certes, l’éclectisme n’est pas né avec le second Empire. Déjà, en 1836, Musset se plaint: «Notre siècle n’a point de forme. Nous n’avons imprimé le cachet de notre temps ni à nos maisons, ni à nos jardins, ni à quoi que ce soit... Nous avons de tous les siècles, hors du nôtre, chose qui n’a jamais été vue à une autre époque.»

Comment expliquer cet engouement général pour les styles historiques alors que tous les éléments semblent réunis pour favoriser l’éclosion d’un art nouveau: une technologie en plein développement et une main-d’œuvre abondante au service d’une élite qui cherche à affirmer sa puissance, dans une période de prospérité économique favorisée par un pouvoir fort? Apparences trompeuses, sans doute: les inventions sont encore mal maîtrisées, le monde ouvrier exploité commence à prendre conscience de son identité, la bourgeoisie montante est divisée, le pouvoir impérial mal assuré.

Il semble bien qu’«une infranchissable barrière de préjugés sentimentaux» ait empêché cette génération de percevoir la beauté des formes produites par la machine et ait dicté la pratique diffuse des styles historiques, que la fabrication en série contribue à imposer massivement.

L’éclectisme est d’abord un art d’évasion, dans le temps et dans l’espace. «Pour la première fois, le domaine vital de l’homme privé s’oppose aux lieux de son travail... À son comptoir l’homme privé tient compte du réel; à son intérieur il demande de l’entretenir dans ses illusions. Nécessité d’autant plus pressante qu’il ne lui vient pas à l’idée d’élargir jusqu’au niveau social sa réflexion d’homme d’affaires. Pour donner figure à son ambiance privée il refoule société et affaires. Pour l’homme privé, cet intérieur représente l’univers. Il y rassemble le lointain et le passé, son salon est une loge au théâtre du monde» (Walter Benjamin).

Giedion décrit le même phénomène en montrant combien «la fantasmagorie du tapissier laisse partout son empreinte», combien «le mélange de banalité et de haut goût..., l’horreur du vide... reflètent... le profond pessimisme qui pèse alors sur l’univers des sentiments. C’est là un aspect du XIXe siècle qui tourne le dos à la vie pratique, à la pugnacité et à l’optimisme de l’industrie.»

Ce n’est pas une des moindres contradictions de l’époque que d’avoir favorisé un «art officiel» qui rassure par ses références au passé occidental – lesquelles séduisent aussi bien une bourgeoisie en quête de racines qu’une aristocratie nostalgique de l’ancien régime –, par ses emprunts aux civilisations orientales – répondant aux aspirations coloniales de la société industrielle – et en même temps par le travail effectif qu’il donne à des milliers d’ouvriers et d’artisans, qui fabriquent du neuf, du solide.

L’éclectisme est un art qui s’affiche, à la demande d’une bourgeoisie qui veut des preuves tangibles de sa richesse, qui croit au travail appliqué et d’une finition parfaite et qui a tendance à regarder l’artiste indépendant comme un être suspect dont le comportement est en contradiction avec la morale du travail.

N’oublions pas que le XIXe siècle est le siècle des historiens, des érudits – qui se réunissent en sociétés savantes ou archéologiques publiant leurs annales, rédigeant des dictionnaires, des traités, créant des revues spécialisées –, le siècle des musées et des grandes collections d’art ancien, le siècle qui lance des campagnes de restauration des monuments historiques. On serait presque tenté de dire que le mal du siècle vient de cette impuissance à se dégager du passé: c’est bel et bien «une culture savante, mais morte» dont la bourgeoisie tente d’assumer l’héritage. À trop vouloir «ennoblir par des finalités artistiques des nécessités techniques», à trop prétendre réinventer les styles et dépasser les anciens, on ne parvient généralement qu’à agrandir des schémas connus, on se contente le plus souvent d’utiliser les techniques nouvelles «pour satisfaire des besoins nés d’un autre savoir, d’un autre outillage, d’un autre mode de vie» (Francastel).

Ainsi s’explique «le conflit du décor et de la structure» qui caractérise pour l’essentiel la construction monumentale aussi bien que la production d’objets pendant le second Empire.

Pourtant, l’éclectisme est également source de renouveau. Aux nostalgiques d’un passé prestigieux, l’étude des maîtres anciens ne fournit-elle pas de multiples modèles qui sont autant d’exemples à suivre, depuis l’artiste-artisan, indépendant ou travaillant en équipe, jusqu’à l’artiste humaniste, tour à tour architecte, peintre, sculpteur et ornemaniste?

En Angleterre, refusant à la suite de Ruskin «les effets nivelants et déshumanisants de la mécanisation», William Morris veut relancer l’artisanat et prend la tête du mouvement Arts and Crafts en 1862.

En France, la redécouverte des techniques oubliées suscite des vocations artistiques: le potier Avisseau retrouve les recettes de Bernard Palissy; Claudius Popelin, Alfred Meyer et Charles Lepec font revivre «l’émail des peintres»; les frères Fannière perpétuent l’art consommé des maîtres-orfèvres; l’ébéniste Sauvrezy dessine et bâtit ses meubles dont il modèle et sculpte le décor. Tous ont en commun un même amour du beau métier, qui leur fait refuser la division du travail au profit d’une unicité de conception et de réalisation, et écarter l’emploi de procédés factices afin de mettre davantage en valeur les qualités propres à chaque matière.

Bien connu comme restaurateur des édifices gothiques, Viollet-le-Duc, à la fois archéologue, architecte des monuments historiques et constructeur moderne, décorateur, peintre et dessinateur, théoricien et écrivain – auteur des Dictionnaires raisonnés de l’architecture française du XIe au XVIe siècle (1854-1868) et du Mobilier français de l’époque carolingienne à la Renaissance (1858-1875), auteur aussi des Entretiens sur l’architecture (1863-1872) – fait figure de pionnier du fonctionnalisme, en dégageant, par une analyse moderniste des méthodes de construction de l’art gothique, l’idée qu’il existe «une beauté directement liée au maniement des techniques»...

Mais pas plus que ses contemporains, Viollet-le-Duc ne reconnaît la beauté des objets fabriqués à la machine: lui aussi rêve d’une résurrection de l’artisanat au service d’une cause collective qui mobilise tous les corps de métier.

Un vrai style

D’où vient donc l’impression d’unité qui prédomine, malgré l’apparente disparité des tendances éclectiques de l’art du second Empire?

Les caractères du style Napoléon III ne sont-ils pas liés à une même ambition de faire grand, à une même admiration de l’ouvrage bien achevé, à un même goût du décor qui montre tout ce que l’on sait faire et dont les «cadences rythmiques» multiplient des séries de motifs «avec une uniformité et une perfection un peu angoissante» (F. Loyer) – décor rendu vivant, cependant, par les effets de polychromie et l’agencement insolite des détails –, à un même jeu subtil où les références aux styles anciens, d’Occident ou d’Orient – ornements réduits ou agrandis, déformés et adaptés aux techniques nouvelles –, sont détournées au point qu’il devient impossible d’en retrouver les sources?

Par ses efforts infructueux pour accomplir l’union de l’Art et de l’Industrie – malgré les décalages entre théories et réalisations –, par ses ambitions – les expositions universelles créant un climat de compétition propice aux démonstrations de virtuosité –, par ses audaces – un effort sans précédent d’équipements urbains provoquant un essor formidable de l’architecture métallique et entraînant la construction d’innombrables ponts, viaducs, installations portuaires, halles, gares, mairies, hôtels de ville et préfectures, palais de justice, théâtres, musées, etc. –, par son incapacité d’assumer pleinement la révolution industrielle, par ses aspirations nostalgiques ou exotiques – donnant naissance aux goûts néo-grec ou pompéien, byzantin, gothique, néo-renaissance, néo-baroque ou néo-rococo, islamisant et bientôt japonisant! –, la société du second Empire a quand même su se forger un style propre, bien identifiable et beaucoup plus spécifique qu’on ne l’imagine souvent!

De l’éclectisme rationaliste de Duban, de Viollet-le-Duc et de Labrouste à l’éclectisme baroque de Lefuel et de Garnier, ne retrouve-t-on pas une semblable démarche analytique et une volonté d’universalité qui reconnaissent «l’équivalence des goûts et des cultures» et interdisent de choisir une doctrine esthétique exclusive? Concluons avec François Loyer que «le XIXe siècle est le dernier des grands siècles classiques».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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